Rire ou pas de Cocteau, petite Leçon de « Wokisme »

La droite bien dégagée derrière les oreilles, du Texas à la Hongrie – en passant par la Côte d’Azur et Hénin-Beaumont – s’est trouvé un nouveau cheval de bataille ces derniers temps : fustiger ce qu’elle appelle le « wokisme », objet idéologique plutôt flou qui agglomérerait le féminisme radical, la défense des droits des LGBT, les analyses post-coloniales, bref la pensée dé-constructrice « en tout genre ». Il se trouve qu’une partie tonitruante de cette droite s’est donné rendez-vous autour de Viktor Orban à Budapest la semaine dernière : l’inénarrable Jordan Bardella, président du Rassemblement National, en était. A ce forum on fustigeait, entre autres, ce fameux « wokisme », donc, plaie d’un Occident dégénéré auquel l’estimable Vladimir Poutine ferait bien mordre la poussière, n’étaient ces fichus missiles « Javelin » et la ténacité des Ukrainiens. Mais de ce « wokisme » ils ont peu de pratique, aussi je ne résiste pas au plaisir de leur en donner une illustration.

Allez savoir pourquoi, aujourd’hui j’ai repensé à un graffiti aperçu un jour, dans les années 80, sur un mur du Quartier Latin à Paris, pas très loin de La Sorbonne : « L’OEIL ETAIT DANS L’ANUS ET REGARDAIT COCTEAU ». Cette trouvaille m’a fait et me fait toujours beaucoup rire, je dois bien l’admettre. Seulement voilà, à l’aune des soi-disant nouveaux canons idéologiques – la « dictature wokiste » que déplorent les amis des dictateurs tout court – , je me devrais de rentrer mon rire dans ma gorge et sérieusement considérer les points suivants :

  • Jean Cocteau était notoirement homosexuel en des temps où ce type de préférences ne se portait pas au grand jour. Dès lors, suggérer qu’il passait plus de temps que quiconque à contempler des trous de balle, n’est-ce pas se moquer durement d’une minorité opprimée?
  • Jean Cocteau, c’est aussi cet homme qui eut une attitude plus qu’ambiguë sous l’occupation, qui écrivit dans le journal collaborationniste et antisémite « La Gerbe » et dont Arno Breker, sculpteur officiel du régime nazi, réalisa un buste. Parler d’un ton badin – fut-ce irrespectueusement – d’un tel personnage, n’est-ce pas faire l’impasse sur ses dérives idéologiques?
  • Le graffiti fait référence au dernier vers du poème « La Conscience » de Victor Hugo – « L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn » – évoquant un fameux épisode biblique. Mais pour goûter son humour il faut avoir en tête, ne serait-ce que superficiellement, l’oeuvre poétique de Victor Hugo. Ce n’est pas donné à tout le monde, comme on dit : l’inscription murale s’appuie sur une connivence entre personnes qui partagent un « capital culturel »; rire de ce graffiti c’est révéler son appartenance à une classe éduquée et, implicitement, dénigrer celles et ceux qui ne le comprennent pas. Ne pourrait-on parler d’une forme de mépris de classe?
  • Ce vers de Victor Hugo fait ouvertement appel à un patrimoine culturel judéo-chrétien, que les descendants des colonisateurs ont en partage. Comment toutes celles et tous ceux qui ont des ancêtres esclaves ou colonisés pourraient-ils apprécier ce genre de plaisanterie?

J’en passe, et des meilleures, sans doute. Remarques « dé-constructrices » qui, je tiens au passage à le souligner, glisseraient sur moi comme une savonnette sur une daurade … pour autant qu’on me les adressât et, a fortiori, pour autant que quiconque les formulât. Ce qui n’est pas nécessairement déjà le cas face à la marée de propos – autrement plus méprisants que ce joyeux graffiti du Quartier Latin – qui fleurissent chaque jour dans l’espace public. Ne serait-ce que sur le talk-show poubelle du très réac Bolloré. Comme le souligne Thomas Legrand dans « Libération », les auto-proclamés « anti-woke » amalgament délibérément travaux, réflexions académiques d’une part, revendications parfois outrancières de mouvements de défense de minorités forcément opprimées par un système « capitaliste-patriarcal-raciste-hétéronormatif », d’autre part. Et se posent en défenseurs de la liberté de pensée et des « Lumières », ce qui ne manque pas de sel pour des individus souvent enclins à la bigoterie la plus rétrograde.

Revenons à Cocteau. Il fut un temps, pas si lointain, où la droite extrême se pinçait unanimement le nez à l’idée même d’homosexualité – malgré Montherlant, Drieu-La-Rochelle, ou d’autres – et on peut sans trop prendre de risque parier que, confrontés au graffiti en question, la plupart des prédécesseurs des « anti-woke » d’aujourd’hui auraient été outrés :

  • Qu’on dégrade les murs parisiens
  • Qu’on évoque au grand jour (« Et si un enfant voit ça? ») les modalités des pratiques homosexuelles
  • Qu’on fasse publiquement preuve d’irrespect à l’égard d’un grand artiste français, reconnu et consensuel
  • Qu’on traîne ainsi dans la boue les mots du grand, de l’incontournable Victor Hugo – et, par ricochet, l’Ancien Testament

Bref, ces gens-là auraient serré les poings et détourné leur regard de cette obscénité. Car l’humour à la Coluche ou à la « Charlie Hebdo », l’irrespect rigolard des années 70-80, ce n’était décidément pas leur tasse de thé. Ils lui préféraient, de loin, les bonnes vannes gros-rouge-qui-tache, de ces vannes qui s’essuient les bottes « Aigle », au coin d’un comptoir de bistrot, sur les Noirs, les femmes, les Arabes, les Juifs, les Pédés, etc…

Alors quand aujourd’hui leurs héritiers, genre Bardella, viennent sonner le tocsin sur les dangers du « wokisme », rappelons-nous d’où viennent ces défenseurs auto-proclamés de la liberté de parole. Rappelons-nous qu’ils aiment « Charlie Hebdo » quand il tape sur les islamistes rigoristes au front bas, mais qu’ils en feraient volontiers un autodafé quand il met en scène des curés pédo-criminels.

Pour les autres, dont je fais partie, qui ne goûtent ni la « civilisation » façon Poutine, ni les outrances des activistes contre « l’oppression capitaliste-patriarcale… etc », le job c’est de pointer résolument du doigt la potentielle censure imbécile qui peut émaner de ce militantisme de l’offense. Mais disons-nous que ces dérives sont peut-être la maladie infantile d’une société qui serait in fine plus tolérante : ça pique un peu mais moins, de toute façon, que de voir un Bardella se prendre pour Voltaire.

Ciao, belli

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