Mémoire, Histoire et Queue de Race

On sait la dilection de Poutine pour le souvenir de la « Grande Guerre Patriotique », pour l’entretien d’une « mémoire » de l’Union soviétique durant la seconde guerre mondiale soigneusement nettoyée des sujets qui fâchent : le pacte signé avec l’Allemagne d’Hitler en Août 39, le massacre (à Katyn et ailleurs) des élites polonaises par le NKVD au printemps 1940, la terrible raclée subie par l’Armée rouge à l’été 41 – largement causée par les purges et l’aveuglement de Staline, la déportation au goulag des soldats soviétiques ayant survécu aux camps de prisonniers allemands en 1945 parce que considérés comme des traîtres…

C’est donc tout naturellement qu’il a présidé, il y a quelques jours, la commémoration des 80 ans de la victoire soviétique de Stalingrad, tournant véritable sinon psychologique de la guerre en Europe – et il est clair qu’un pouvoir russe, quel qu’il soit, est plus que légitimement fondé à célébrer l’événement. Seulement voilà, on ne se refait pas, cette commémoration a donné l’occasion au président russe d’assurer un télescopage entre le souvenir de Stalingrad et son « opération militaire spéciale », évoquant l’arrivée prochaine en Ukraine des blindés allemands Leopard II: « (…) C’est incroyable, mais c’est la vérité : nous sommes à nouveau menacés par les chars Leopard allemands avec des croix dessus(…) ». L' »opération militaire spéciale » a été déclenchée pour « dénazifier » l’Ukraine, et voilà-t-y pas que des chars allemands risquent de se mettre en travers du projet, c’est bien la preuve, on vous l’avait bien dit, la boucle est bouclée. Notons que les « Leopard » n’ont vu le jour que dans les années 60 (contrairement aux « Tiger » et « Panther » qui sévirent durant la seconde guerre mondiale), mais c’est peut-être une erreur de traduction, passons donc sur le « à nouveau ». Oublions également qu’on se demande bien pourquoi les Ukrainiens affubleraient leurs nouveaux joujoux de « croix noires ». On s’arrêtera par contre sur le fait qu’à cette commémoration était invité un monsieur dont j’ai découvert l’existence : Pierre De Gaulle, petit-fils de l’autre.

Apparemment, cet individu consultant en stratégie d’entreprise et installé à Genève se répand dans les médias en s’affichant comme pro-russe. Il vilipende, « en tant qu’héritier du général », une guerre que mèneraient les Etats-Unis contre Moscou, par OTAN, Europe et Ukrainiens interposés, à laquelle son grand-père, assure-t’il, aurait refusé de s’associer, lui qui voyait la Russie comme un « allié de revers ». Ce droit d’utiliser son patronyme pour défendre la guerre menée par le dirigeant russe lui est dénié par les autres membres de la famille mais peu importe : Poutine tient un « Français illustre » qu’il peut mettre au service de son narratif. En soi, ce soutien affiché aux initiatives de Poutine par une obscure queue de race n’est pas l’événement du siècle. Mais il est symptomatique d’une « haine de soi » occidentale qui mobilise, en France singulièrement, une solide tradition d’anti-américanisme. Si la défiance du général De Gaulle à l’égard des Etats-Unis est un fait avéré, il n’hésita pas une seconde à aligner la France derrière eux lors de la crise des missiles de Cuba en 1962. Petit Pierre, « en tant qu’héritier », escamote gentiment le fait que la bienveillance de son pépé à l’égard de Moscou avait ses limites : « l’allié de revers » de 1941-1945 était entretemps devenu un potentiel « adversaire de face ».

Cet anti-américanisme, bien que protéiforme – gaullien au nom de « l’indépendance de la France », lointain avatar de la furie « US go home » des communistes des années 50, simple résidu de « l’anti-impérialisme » gauchiste des années 60-70 ou logique prolongement des idées avancées par la « nouvelle droite » un peu plus tard (« L’Amérique », revue « Nouvelle Ecole » no 27-28, 1975) – a des raisons que la raison historique ne saurait ignorer, on ne va pas se mentir : il est assez insupportable de voir un pays qui, de l’incident du Golfe du Tonkin à l’invasion de l’Irak, s’est régulièrement distingué par des carambouilles mortifères, se poser en défenseur du droit international, de la paix, de la morale. On peut, de fait, mobiliser l’Histoire proche ou lointaine et fustiger l’action bien souvent délétère des USA sur la scène internationale – au Proche-Orient comme en Amérique latine, en Asie comme en Afrique. Seulement, de là à tomber dans le relativisme et mettre sur le même plan l’action de Poutine en Ukraine et les funestes initiatives américaines d’un passé pas si lointain – il y a vingt ans ou presque, les USA semaient le chaos au Levant – il y a un pas que les Européens devraient se garder de franchir.

En tout cas que moi, je me garde de franchir. Non qu’il y ait à mes yeux, dans l’absolu, de différence de nature entre par exemple la mise au pas de La Grenade par les USA il y a quarante ans et la prétendue « dénazification » opérée par Poutine en Ukraine aujourd’hui : dans un cas comme dans l’autre, même s’il y a une différence de degré (une centaine de morts en 1983), il y a la volonté impérialiste de préserver un « pré-carré », un « étranger proche » de l’influence supposée de l’adversaire. Mais il y a que « l’adversaire » dont Poutine entend préserver « son » Ukraine, c’est nous. Nous, les Européens et, au-delà, les « occidentaux », avec nos putains de systèmes démocratiques, nos libertés, nos Etats de droit – systèmes, libertés et formes d’Etat auxquels les Ukrainiens et les Ukrainiennes aspirent (l’élection de Zelisnsky, histrion ou pas, ce fut leur façon de dire « merde » à l’autoritarisme moscovite), comme d’ailleurs une bonne partie de la planète si on s’en tient aux trajectoires que prennent les flux migratoires. « L’adversaire » c’est nous, et il se trouve de surcroît que l’autocrate de Moscou brandit la menace nucléaire (« Même pas cap’? » … Allez savoir) . Alors non, je ne relativise pas, j’assume ma partialité, mon « occidentalité », j’assume le soutien que les pays « occidentaux » (dont le Japon!) apportent à l’Ukraine, singulièrement celui des Etats-Unis. J’avoue que je n’ai pas la hauteur de vue de ces stratèges et géopoliticiens de salon qui, se plongeant dans les méandres des politiques occidentales vis-à-vis de la Russie ces trente dernières années, m’expliquent que tout ça c’est la faute de l’OTAN, que la Russie s’est sentie humiliée, menacée. Puisqu’on mobilise l’Histoire, rappelons qu’il est un autre pays qui, dans la seconde moitié des années trente, se sentait suffisamment humilié et menacé pour revendiquer la reconstitution par la force de son ancien empire : les puissances militaires occidentales de l’époque (la France et la Grande-Bretagne) prirent acte de ce ressentiment et laissèrent, en 1938, la Tchécoslovaquie se faire déchiqueter par Hitler. Il eût donc fallu, pour « sauver la paix », s’asseoir comme à Munich autour d’une table avec Poutine puis expliquer au peuple ukrainien « Allons allons, c’est pas grave, un ré-alignement sur Moscou c’est juste un très long et très mauvais moment à passer »? Quant à la prééminence de l’OTAN dans les choix géostratégiques en Europe, elle n’est que le résultat de l’incapacité des Européens à construire une union politico-militaire autonome. Notons qu’en France ce sont les héritiers de ceux qui, au nom de la « souveraineté nationale » (les gaullistes) ou de « la paix » (les communistes) ont toujours refusé une défense européenne, qui aujourd’hui vomissent l’OTAN. Moi, sur ce coup-là, la puissance américaine je fais avec, faute de mieux.

La mémoire des combattants de Stalingrad mérite mieux que les délires d’un falsificateur de l’Histoire et que les flatulences verbales d’un nobody qui n’a pour lui, en ses bureaux de consultant à Genève, que le prestige de son patronyme. Et elle est somme toute plus perceptible dans les rangs de ces soldats ukrainiens qui, comme les frontoviki soviétiques de 1943 équipés pour partie de matériel américain grâce à la loi prêt-bail, tentent de repousser un envahisseur brutal.

See you, guys

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