Malgré la crise climatique et le sentiment d’urgence qui commençait à se faire jour, ils avaient tenu bon. Malgré les cris d’alarme des médecins et soignants face à la dégradation des systèmes de santé publics – leur incapacité, avérée ou prévisible, à répondre aux besoins de tous, ils avaient tenu bon. Malgré l’évidente détérioration de la confiance envers les politiques – confiance désormais en deçà du seuil minimal requis pour qu’une démocratie fonctionne sans que pullulent les démagogues – qu’avait fini par entraîner l’apparente soumission desdits politiques aux seuls impératifs financiers, ils avaient tenu bon. Malgré les moues dubitatives que pouvait susciter ici et là leur foi inébranlable en l’avènement d’une « nouvelle économie » fondée sur l’explosion des technologies numériques et l’individualisation à outrance du travail, ils avaient tenu bon. Rien, décidément, n’aurait su les faire dévier de la mission qu’ils s’étaient assignée: faire en sorte que le plus grand nombre embrasse enfin sans réticence le « monde tel qu’il est », à savoir un monde: où il est juste et bon que le transport de marchandises coûte le moins cher possible; où il est juste et bon que n’importe quoi puisse être produit et consommé n’importe où, et le plus rapidement possible; où il est juste et bon que l’argent public soit collecté et dépensé avec parcimonie; où il est juste et bon qu’un nombre croissant d’interactions humaines soient remplacées par des clics. Eux, les tenants du néo-libéralisme, de la mondialisation heureuse, eux les admirateurs béats d’une « transformation » du travail, eux les apôtres du libre-échange, eux les chantres de la compétitivité, eux les théoriciens de la « disruption ». Ils avaient tenu bon, arc-boutés sur la « nécessité » de l’accroissement des richesses, nonobstant leur répartition de plus en plus inégale. Et la domination de leurs dogmes sur les systèmes de pensée des élites politiques semblait bien assurée, que ce soit sous les régimes autoritaires ou au sein des démocraties.
Oui, tout allait pour le mieux dans le meilleur de leurs mondes possibles, jusqu’à ce que les facéties culinaires d’un Chinois n’assignent à résidence une bonne partie de l’humanité, tandis que se grippait sérieusement tout ou partie de l’appareil mondial de production. En 1983, émergeant de deux LPs péniblement bigots – « Slow Train Coming » (1979) et « Saved » (1980) – Bob Dylan balançait l’album « Infidels » où brillait une perle, un morceau au contenu prémonitoire, « Union Sundown » (« It’s the sundown on the union/and what’s made in the USA/Sure ‘t was a good idea/until greed got in the way »). Un rock percutant annonçant le crépuscule des syndicats américains et la démultiplication des lieux de production en des terres lointaines – « sûrement une bonne idée, jusqu’à ce que la cupidité s’en mêle ». C’est ce modèle du tout et n’importe quoi, n’importe où, pourvu que ça coûte moins cher, qui est frappé de plein fouet par la pandémie du Covid-19.
Car un tel modèle suppose une fluidité parfaite des chaines d’approvisionnement: exemple entre mille, on a vu le groupe automobile PSA fermer une usine en Bosnie-Herzégovine car ladite usine est normalement approvisionnée par une usine chinoise. Oups. La Chine ayant apparemment à ce jour éradiqué l’épidémie sur son sol, on peut imaginer que ses ouvriers ont désormais rejoint leurs usines, ramenant quelques centaines de Bosniaques dans la leur. A moins que ceux-ci ne soient à leur tour confinés, ou en passe de l’être. Le Covid-19, c’est le grain de sable de la machine mondialisée. D’autant que cette machine tenait pour acquis deux paradigmes:
- Experts de la techno-science mis à part (et encore), l’humain était devenu une simple variable d’ajustement dans le système
- Le politique, hors ses fonctions régaliennes, devait au plus vite s’estomper de la sphère économique dont les acteurs, c’est bien connu, lois du marché aidant, allaient s’auto-réguler
Or on s’aperçoit, ô surprise, qu’une usine a beaucoup de mal à fonctionner sans ouvriers, que le commerce en ligne ça veut dire des entrepôts et donc des manutentionnaires, que la consommation de masse ça marche mieux quand les masses peuvent sortir pour consommer, que les « supply chains » ultra-performantes à zéro délai s’appuyant sur un transport aérien et maritime intense ne tiennent que par la disponibilité desdits transports – un poil « disruptés » en ces temps de confinement tous azimuts. On s’aperçoit que le télétravail ne s’applique majoritairement qu’à des producteurs de vent (comme votre serviteur) et que l’enseignement à distance n’en est qu’à ses balbutiements.
On s’aperçoit également que face aux dimensions que prend la pandémie, seuls des pouvoirs publics en état de marche (des fonctionnaires, donc) et des ressources publiques en quantité (au diable l’obsession des déficits, donc) sont en mesure d’assurer le bien commun, et pas seulement dans le domaine de la santé ou du soin. On voit, comme lors de la crise des « subprimes » de 2008, les « marchés financiers », d’ordinaire très tatillons lorsqu’un état s’avise d’accroître ses dépenses, tendre fiévreusement leur sébile afin que pleuvent les centaines de milliards d’Euros qui sauveront ces putains d’institutions « too big to fail ».
Enfin, au confluent de ce retour en grâce de l’humain d’une part et de la dépense des états d’autre part, bien sûr il y a la santé publique: que ce soit en Europe, où des pays comme l’Italie ou la France ont rogné sur le nombre de lits d’hôpitaux publics et de soignants, ou aux Etats-Unis où l’assurance-maladie est une option, on se rend compte qu’un virus ne vérifie pas le compte en banque de ses victimes avant de les frapper: les pauvres étant évidemment plus nombreux que les riches, si un système de santé ne prend vraiment soin que de ces derniers, ils auront des soucis à se faire, à moins d’imaginer un apartheid social total.
Le président Macron l’a dit à ses concitoyens lors d’une adresse solennelle le 16 Mars dernier: « (…) le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant. Nous serons plus forts moralement, nous aurons appris et je saurai aussi avec vous en tirer toutes les conséquences, toutes les conséquences. » Ah bon. Opportunisme? Ou la secousse serait donc si forte que même un zélote de l’économie capitaliste financiarisée comme Macron l’aurait ressentie? Quoiqu’il en soit, il semble qu’on mette au moins temporairement sur « pause » le mantra des « réformes nécessaires », tel est disrupté qui se croyait disrupteur, la « Start-up nation » a le « process » qui tousse.
On les avait prévenus, leur sytème allait dans le mur, mais ils tenaient bon. Alors si le Covid-19 est une vraie saloperie, on se consolera un peu à l’idée que pour beaucoup de salopards, c’est un coup de tonnerre dans un ciel d’azur. Une mouche dans le lait.
Prenez soin de vous,
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