Le Pen Vs Macron, nous y revoilà. Mettant pour l’heur de côté les multiples et profonds facteurs politiques derrière le retour, cinq ans après, de cette alternative qui nous échoit, il n’est peut-être pas inutile de se pencher sur ce qui a précédé la mise en place de ce triste casting: la campagne du premier tour. Ou, plus exactement, sur ce qui l’a rythmée, nonobstant les psychodrames et les « petites phrases », sur ce qui a vraiment été donné à voir par les médias aux électeurs.trices: non pas la confrontations des idées, des projets… mais la publication, semaine après semaine, des sondages d’intentions de vote. J’ai pu dire ici, il y a deux mois, tout le mal que je pouvais penser du concept même de la mesure « d’intention de vote », en ne m’attardant pas alors sur le caractère performatif de leur publication. On pourrait d’ailleurs objecter que leur publication, en soi, relève à la fois de la liberté d’expression et du droit à l’information, consubstantiels de la démocratie. Seulement voilà, ce premier tour de l’élection présidentielle en France est un cas d’école pour ce qui est de la performativité des sondages. Pour l’illustrer, on peut comparer les résultats de l’élection et la dernière vague (28/03) d' »intentions de vote » publiées par Ipsos/Sopra-Steria pour « Le Monde », le CEVIPOF de Sciences Po et la Fondation Jean-Jaurès (le dernier ferme la porte):

Face aux écarts (largement supérieurs aux marges d’erreur de 0,3 à 0,5 points sur les résultats de cette enquête) qu’on constate entre lesdites « intentions » et la réalité du vote pour les principaux « challengers » d’Emmanuel Macron (mais pas pour lui), la réaction spontanée de beaucoup sera de s’écrier « Ah, mais ils se sont bien foutus dedans! » – voire, sur le mode complotiste, « Mmhh, pour Macron c’est pile-poil dans la plaque, comme par hasard, hin hin… ». Ce à quoi un Brice Teinturier, DG Adjoint d’Ipsos ou n’importe quel journaliste voulant montrer qu’on ne lui la fait pas, rétorquera la phrase rituelle: « ce n’était qu’une photo de l’opinion à un instant t ». En l’espèce, non, Ipsos ne s’est pas « trompé » puisque, c’est bien connu, il ne s’agit en aucun cas de prédire le vote mais de mesurer des « dynamiques de campagne », la hausse ou à la baisse des un.e.s ou des autres dans « l’opinion », dont on mesure également les incertitudes (cf. « Intentions, Piège à Cons? » également). Certes. Mais si on part de l’hypothèse que la hiérarchie entre les candidats, exprimée fin Mars en termes d' »intentions de vote » correspondait bien à l’orientation de l’électorat sur le moment, qui se serait traduite en suffrages si l’élection avait eu lieu à ce moment-là, alors à l’évidence il s’en est passé, des choses, dans la tête des électeurs et électrices. Par exemple (à la louche, hypothèse 48 Mio d’électeurs.trices avec une abstention à 25%), en moins de trois semaines, 864 000 personnes se sont dit ben non, finalement, Jadot ça va pas le faire, et au total 2 900 000 électeurs.trices ont décidé que Mélenchon c’était la solution (+ 8 points). C’est beaucoup, d’autant que d’une vague à l’autre, les variations d' »intentions » n’ont dépassé que rarement les trois points dans l’enquête d’Ipsos:

Le « vote utile », combiné à une autre tarte à la crème – la « cristallisation », nous répondra-t-on. Comment ça « utile »? Parce que les chiffres d’Ipsos et des autres, largement diffusés, disent ceci-cela, une partie des électeurs et électrices vont ré-orienter leurs choix. Par exemple, à gauche, certain.e.s vont se convaincre que Mélenchon est le mieux placé pour aller au second tour, donc basta Jadot, Roussel, Hidalgo, Poutou.
Première hypothèse: cette mesure de fin Mars reflétait une « réalité », i.e. ce qu’aurait été le choix de l’électorat à ce moment-là. Auquel cas on aurait assisté non à une « cristallisation » mais à un brusque et spectaculaire chamboulement des préférences électorales. Mais alors, même si l’approche de l’échéance peut jouer un rôle, pourquoi ces évolutions si « tranquilles », d’une vague sur l’autre durant six mois? Seconde hypothèse: les mesures de fin Mars, comme les précédentes, sont principalement le fruit combiné: 1) D’un biais d’échantillon – on estime que 26 à 28% de l’électorat est inatteignable par les enquêtes en ligne; 2) Des redressements de données opérés sur la base des votes déclarés au premier tour du scrutin de 2017 (« correction » des écarts constaté entre ces déclarations et le vote réel, cf. art. cit.); 3) De l’impossibilité pour beaucoup de personnes interviewées d’exprimer un choix authentique qui soit définitif et exclusif de tout autre (idem). Bref: que la mesure des « intentions de vote » n’est pas davantage une quantification des préférences réelles du moment qu’elle n’est prédictive des comportements électoraux le jour j. On ne va pas se mentir, je penche personnellement pour la seconde hypothèse. Mais dans un cas comme dans l’autre – que les chiffres soient « vrais » ou pas – il est indéniable que leur publication a joué un rôle dans la recomposition du paysage politique issue de ce premier tour de scrutin. Où est le problème, pourrait-on demander? Après tout, on l’a dit, les gens peuvent bien fonder leur choix final sur ce qu’ils veulent, un chiffre d’Ipsos, la photo d’une dame avec ses chats, les missiles sur l’Ukraine ou un éditorial de « Valeurs Actuelles »: c’est la grandeur des démocraties que de faciliter l’accès de tout un chacun à un maximum d’informations et d’opinions.
Sauf que bon: durant cette campagne de premier tour, coincé entre la fin d’une pandémie et le début d’une guerre, le débat politique a présenté un encéphalogramme plat: personne à gauche, pour ne pas insulter l’avenir d’une « union » fantasmée, n’ose posément contrer le (formellement) robuste projet Mélenchonien, tandis qu’à droite on peine à se trouver une raison d’être. Nous ont été donnés à voir, en lieu et place d’une confrontation des projets et des personnes, les sombres gesticulations d’un Zemmour ou le grotesque pantomime de la « primaire populaire »: il se peut bien que cet océan de vacuité soit principalement dû à la médiocrité de la majorité des politiques du moment, toujours est-il qu’il n’a pas fallu compter sur les médias pour élever le niveau de la « conversation ». En revanche, les commentateurs et commentatrices ont été intarissables sur la performance sondagière des un.e.s ou des autres. Et il est là, le problème: loin d’être de simples baromètres qu’on aurait évoqués à tel ou tel moment pour analyser une confrontation de projets qui aurait existé par ailleurs, en soi et pour soi, les résultats des sondages ont constitué, médiatiquement, la campagne elle-même: ses invariants tenus pour acquis (Macron domine, Hidalgo n’y arrivera jamais), son déroulé (Zemmour progresse, Roussel fait une campagne efficace), ses événements (Montebourg jette l’éponge, Pécresse ne décolle pas après son meeting). Narratif du vide. Ce bruit barométrique a fini par prendre le pas sur les phénomènes qu’il était sensé enregistrer – la rencontre, ou pas, entre des demandes et telles ou telles offres politiques. Et laisser la désagréable impression que la campagne n’était que le ressassement, jour après jour, de sa conclusion. Que somme toute elle était déjà jouée par Ipsos et ses concurrents, pour des médias en mal d’analyses. Interminable divulgâchage (“spoiler”, pour les non-Québécois) de la fin du film en lieu et place de sa diffusion. Et le plus beau, c’est qu’on est techniquement et ontologiquement incapable de divulgâcher la vraie fin, fût-ce à vingt jours de l’échéance.
Auto-réalisation, mais de travers et pour cause, d’une prophétie à peine plus fondée que celle des gourous manipulateurs d’imbéciles, les résultats de ce premier tour sont, pour partie, la « chose » de sondeurs qui tâtonnent et de médias paresseux. Et, pour le reste, le reflet d’un champ politique dévasté. A part ça, le climat, les inégalités et la démocratie vont bien, merci.
Ciao, belli