Me prend l’envie de citer de mémoire un pilier de bistrot vindicatif, que le regretté Reiser mettait en scène dans une de ses planches: « Quoi? J’entends qu’on veut supprimer l’armée française??? Si y avait pas eu l’armée française, en 40, ben les Allemands ils nous auraient envahis…
Pas de raison de s’arrêter en si bon chemin: après sa « tribune des généraux » que nous évoquions dernièrement, « Valeurs Actuelles » en remet une couche et publie, cette fois, la prose de militaires d’active, un texte que les lecteurs de l’hebdo sont appelés à co-signer. Adressé au Président de la République, à ses ministres, aux parlementaires et aux officiers généraux, cet « appel » réitère le propos précédent d’officiers tribuniciens plus ou moins en retraite – la France se « délite » et il est temps que les pouvoirs se sortent les doigts d’où-je-pense – persistant à entrevoir l’éventualité d’une guerre civile que « personne ne peut vouloir (…), nos aînés pas plus que nous, mais oui, de nouveau, (elle) couve en France et vous le savez parfaitement ». Persistant, mais ne signant pas: il est désormais clair que cette dérogation au devoir de réserve expose lesdits militaires à des sanctions.
… Pis les Vietnamiens et les Algériens ils nous auraient foutus dehors, si y avait pas eu l’armée française…
Qui exactement mettrait-elle aux prises, cette guerre civile? Le texte, là-dessus, n’est pas très clair. Entre les lignes, on devine qu’un des protagonistes consistera en ce groupe bien connu, notoirement homogène et mû, comme un seul homme barbu et/ou une seule femme voilée, par un agenda très précis – celui de l’islamisme auquel, disent les signataire « vous (le pouvoir) faites des concessions sur notre sol » tandis que des militaires ont « offert leur peau » pour le combattre en « Afghanistan, (au) Mali, (en) Centrafrique (sic!) ou ailleurs ». Mais l’autre protagoniste? … Mmmhh, là c’est moins évident. Le texte dit: « Contrairement à ce que vous (le pouvoir) affirmez ici ou là, ce chaos et cette violence ne viendront pas d’un « pronunciamento militaire » mais d’une insurrection civile ». Ah. Mais une insurrection de quels civils? Des « islamistes »? Des coiffeurs, des bouchers-charcutiers, des consultants en management, des infirmières? Des « gilets jaunes »? Mystère… Toujours est il que « si une guerre civile éclate, l’armée maintiendra l’ordre sur son propre sol, parce qu’on le lui demandera ». Ceci, sans doute, pour justifier les mots qui en avaient fait bondir plus d’un(e) dans la « tribune des généraux » (« l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes sur le territoire national »). Une guerre civile, donc, qui nécessiterait de faire appel à l’armée. Pour maintenir l’ordre. « C’est même la définition de la guerre civile » précisent les signataires. Si, si: une guerre civile, c’est quand les militaires interviennent, on vous dit. Il est vrai qu’une guerre normale ou militaire, c’est quand ce sont surtout les civils qui en prennent plein la tronche. Logique. Passons.
Avec ce nouveau « coup », « Valeurs Actuelles » envoie un message fort. Bien sûr le pouvoir macronien est décidément inique – le texte parle de « fourberie », de « perversion » – car il s’en prend (les sanctions annoncées par le Ministère de La Défense à l’égard des signataires de la tribune précédente) à de braves patriotes, mais surtout: la France se dirige tout droit vers une parousie « civilisationnelle » à laquelle les militaires devront prendre part. Notons, cela étant, que comme le deuxième texte est anonyme, nul ne sait à ce jour combien de militaires d’active l’ont signé (sur les quelques 206 000 que comptent les armées)… Ni même si le texte a vraiment été écrit par des militaires, plutôt que par quelque employé de l’hebdomadaire: il n’est pas à exclure qu’il s’agisse d’un bon gros « fake ». Peu importe, il en dit long sur ce qui passe entre les oreilles des gens d’extrême droite, et à cet égard la « une » de « Valeurs Actuelles » est éloquente: « L’armée peut-elle sauver la France? »
… Alors moi je dis, le jour où les Russes se décideront à envahir toute l’Europe, on sera bien contents d’avoir une armée française pour les stopper net à la frontière!…
L’Histoire contemporaine ne manque pas d’exemples de pays « sauvés » par leur armée, de l’Espagne de Franco à l’Egypte d’Al Sissi, en passant par le Chili de Pinochet, l’Argentine de Videla ou la Grèce des colonels. De fait, à chaque fois, il s’est trouvé des plumitifs pour expliquer qu’il s’agissait de « maintenir l’ordre » dans un contexte de « guerre civile », de combat pour les « valeurs civilisationnelles » – même si, comme en Espagne, c’est précisément l’entrée en scène de l’armée qui a déclenché l’affrontement. Le fantasme qu’exprime « Valeurs Actuelles » à travers la question rhétorique de sa couverture n’a donc rien de très nouveau, il a également toujours trotté dans le crâne de certains militaires français que l’amertume pousse à se voir en « sauveurs ». Fantasme que ne manque pas d’alimenter le gouffre toujours plus grand entre la vie militaire (la mort, donc, aussi) et le sytème de valeurs qui va avec d’une part, et celle des civils, notamment marquée par l’individualisme et la consommation d’autre part. Amertume et décalage que s’approprient les gens d’extrême-droite qui, toisant le « civil humaniste » lui balancent « Elle aura bonne mine, ta résidence secondaire, quand elle sera transformée en camp de réfugiés ».
Oui mais voilà. Fantasmer une France où l' »ordre » serait désormais garanti par les treillis, les rangers et les véhicules blindés, quand on est dans l’univers « Valeurs Actuelles » (ou « Rivarol », « Présent », etc…), c’est renoncer à quelque chose d’essentiel: au sentiment de supériorité vis-à-vis de tous ces pays de « sauvages » au sud de la Méditerranée. Tous ces pays qui n’ont pas la sagesse, la maturité historique et politique d’un « grand » pays comme la France – tous ces pays dont on admet, chez les amateurs de « Valeurs Actuelles » et consorts, que ce n’est pas pour rien qu’ils furent colonisés par la France, justement. Et qui, « comme par hasard », une fois décolonisés, se trouvent gouvernés par des satrapes galonnés, corrompus et incapables. La prévalence de dictatures militaires plus ou moins répressives dans les anciennes colonies, c’est le confort intellectuel garanti pour tous les racistes: on ne saurait imaginer que les « bougnoules » puissent espérer mieux, pour diriger leurs pays, que des uniformes médaillés de partout et « constater » l’incapacité de certaines nations à vivre en démocratie participe du regard condescendant qu’on porte sur elles.
Du coup, fantasmer un pouvoir en tenue camouflée pour la France pour préserver le pays de l’islamisme c’est somme toute rêver d’un destin « à l’algérienne ». Mais pas sûr que l’Algérie, où l’armée tient les rênes depuis trente ans, soit le pays de cocagne des lecteurs de « Valeurs Actuelles ».

Alors il faut choisir: soit passer son temps à toiser de haut les décolonisés, soit rêver que l’armée française prenne soin de « maintenir l’ordre ». Mais les deux en même temps, c’est juste pas possible.
... J’ai beau être bourré, je reste quand même lucide! », conclut le pochetron de Reiser.
Tout le monde gagnerait à ce que l’Islam soit préservé de l’islamisme. Il conviendrait, de même, de préserver les militaires du militarisme.
See you, guys