En matière de diplomatie, on ne gagne souvent le respect qu’en montrant ses muscles. C’est pourquoi Josep Borrell, Ministre des Affaires Etrangères de l’Union Européenne, s’est fait traiter comme une sous-merde par son homologue russe, Sergeï Lavrov, la semaine dernière. Au terme de cette visite – durant laquelle le premier a expliqué combien l’Europe était préoccupée par le sort réservé à Alexeï Navalny et ses partisans, tandis que le second a en substance répondu « respect-des-droits-de-l’homme toi-même, eh, banane, regarde comment Madrid a traité les Catalans, tes frères » – trois diplomates européens étaient expulsés de Russie « pour avoir participé à une manifestation illégale » en faveur de Navalny. De muscles, Josep Borrel en était dépourvu et son déplacement, prévu de longue date mais validé quelques jours avant par la France et l’Allemagne, ressemblait d’emblée à un envoi au casse-pipe: à partir du moment où la seule menace susceptible de faire réfléchir Poutine – l’éventuelle remise en cause du projet de gazoduc Nordstream II – ne saurait être brandie par Berlin, Borrel s’est retrouvé à poil face à un ours pas commode, et voilà pour lui.
Mais paille, poutre, oeil du voisin: quand bien même eût-on envisagé de compromettre les grands projets énergétiques européens pour venir en aide à M. Navalny et ce/ceux qu’il est sensé représenter, il semble qu’avant d’aller donner des leçons aux Russes, nous, Européens, pourrions commencer par faire le ménage chez nous. Et passons sur le fait que rien ne prouve que Navalny soit per se un cheval sur lequel il convienne de miser politiquement – la diplomatie, la vraie, ce n’est pas que les bons sentiments ou les délires façon Bernard-Henri Lévy et son « Conseil National Libyen » – car c’est une autre histoire.
Relevons que si « politique étrangère européenne » il y a, celle-ci ne peut être que très limitée dans son objet car elle n’est par définition sous-tendue par aucune véritable volonté politique: ne dépendant pas des institutions communautaires (Commission, Parlement) mais du Conseil Européen (les chefs d’état), elle suppose une unanimité entre les différentes chancelleries, donc la Politique Etrangère et de Sécurité Commune (PESC) consiste, au mieux, en la mise en avant de points de vue partagés par tous. C’est pourquoi, à date, elle se résume à un prêchi-prêcha genre Schtroumpf à lunettes: « la guerre c’est pas bien, la paix c’est mieux, il faut respecter les règles internationales (ONU, OMC) et la démocratie, les droits de l’homme, c’est très important. »

Cela étant, on suppose que l’Europe est exemplaire dans tous ces domaines. De fait, l’Union Européenne n’est pas une puissance militaire, en tant que telle elle ne risque pas de menacer la paix dans le monde. Par ailleurs elle est sans aucun doute le meilleur élève de la classe lorsqu’il s’agit de favoriser les échanges internationaux – au point de se faire rouler régulièrement dans la farine par les USA ou la Chine, mais ce n’est pas le sujet. Seulement voilà, pour ce qui est de la démocratie et des droits de l’homme, y aurait quand même à redire. Non parce que, comme le suggérait Lavrov, le gouvernement de Madrid a, à un moment, décidé d’appliquer brutalement les règles constitutionnelles de l’Espagne. Mais parce que, tandis que le gouvernement conservateur en Pologne entend contrôler les magistrats du pays, celui de Viktor Orban en Hongrie vient de franchir un pas supplémentaire dans le muselage des médias: à peu près au moment où Borrell s’en revenait de Moscou la queue entre les jambes, on apprenait que la dernière radio indépendante du pouvoir, Klubradio, ne pourrait plus émettre.
Cela fait dix ans, maintenant, que le pouvoir hongrois s’en prend aux médias et aux journalistes qui ont l’heur de déplaire à monsieur Orban et ses partisans, dix ans qu’il se complait dans une idéologie ultra-nationaliste, irrédentiste et teintée d’antisémitisme (cf. la campagne contre George Soros)… Ce blog s’était étonné, en Janvier 2011, que l’Europe ne trouve rien à redire à cette mise en coupe réglée de l’information… Je me demandais alors comment « Bruxelles » aurait réagi s’il avait pris l’envie à Viktor Orban de rétablir un contrôle des changes, de taxer l’importation des marchandises européennes, de contrôler les investissements, bref de ne plus jouer le jeu du marché unique: mon hypothèse était que la Commission et le Conseil lui seraient tombés dessus comme la vérole sur le bas-clergé breton en moins de 24 heures. Tandis que la censure des médias, hein, ma foi, pas de quoi en faire un fromage. Depuis dix ans, donc, Viktor Orban c’est la mouche dans le lait de l’Europe en tant que vitrine de la démocratie. Et ça n’a pas l’air de gêner grand-monde à la Commission ou au Conseil, et quand bien même: sur ces questions, la souveraineté nationale n’est pas discutée. Et même au Parlement Européen, les députés du Fidesz, formation de Viktor Orban, font toujours partie du groupe conservateur PPE même s’ils en ont été suspendus…
Face aux « cas » hongrois ou polonais l’Europe communautaire fait l’autruche, elle n’en peut mais et se réfugie dans une fuite en avant (« Eh, les copains, et si on intégrait la Serbie? »), dans le déni. Alors le jour où une Europe fédérale sera en position de ne pas tolérer en son sein des pouvoirs anti-démocratiques comme celui de Monsieur Orban, ce jour-là on pourra laisser un Josep Borrell faire des remontrances à la démocrature moscovite – à laquelle, soit dit en passant, le chef d’état hongrois ne manque pas d’envoyer des clins d’oeil amicaux – et bruyamment soutenir l’Alexeï Navalny du moment, si besoin est.
D’ici là, la « politique étrangère européenne » ferait mieux de la fermer et de se contenter d’aborder les graves sujets sur lesquels l’Europe fait autorité. Comme la circulation des marchandises.
Ciao, belli