Les habitués de ces pages savent le peu d’enthousiasme que m’inspirent la politique et le style du président français élu en 2017. A quel point me désolent cette condescendance érigée en mode d’expression, cette idéologie néolibérale, ce discours mâtiné de sous-culture techno-managériale accumulant les anglicismes si ce n’est les fautes de Français – « concerter » n’est pas un verbe transitif, sacré nom de Dieu de bordel à cul de pompe à merde! – ce jacobinisme arrogant et naïf, cette bienveillance éhontée vis-à-vis des desiderata du CAC 40, ces pulsions réactionnaires et sécuritaires au gré des événements et surtout des petits calculs politiques (couper l’herbe sous le pied de la droite en cajolant les chasseurs et les flics, en en faisant des tonnes dans le cocardier). Au final, cette « verticalité » assumée a l’opposition visible (au delà des gesticulations à droite et à gauche) qu’elle mérite, à savoir un fatras « horizontal » de frustrations catégorielles, de complotisme et de vagues aspirations démocratiques, en bref la bouillie « gilets jaunes ». Macron, ou le « Père Pendiculaire », assume le néo-monarchisme implicite de la Vème République plutôt que de revendiquer une identité politique explicite – comme par exemple « centre droit » – car ça ferait bien trop « ancien monde ».
Autant dire que lorsque j’entends les échos de la polémique entre Emmanuel Macron et certains titres de la presse anglo-saxonne (le « New York Times » et le « Financial Times ») sur la façon dont ces derniers ont retranscrit sa pensée – écrivant par exemple « séparatisme islamique » alors que Macron parle de « séparatisme islamiste » et le soupçon de pressions de l’Elysée pour que des tribunes hostiles au Président ne soient pas publiées – ma première réaction est de me dire « putain mais il n’a rien d’autre à foutre que ce boulot d’explication de texte? », mon second mouvement est de constater que pour un bon petit soldat de la finance mondialisée comme Macron, ce qu’écrit à son propos le « Financial Times », cette « Pravda » du capitalisme, est primordial et doit être géré toutes affaires cessantes
Et puis je me dis: « Holà, mais de quoi parle-t’on, au fond, ici? ». A la base, il y a ce tweet du Président, affirmant qu’il ne transigera pas sur la liberté d’expression – et singulièrement sur le droit au blasphème dans une république laïque, alors que ledit président et ses sbires, depuis quelques mois, annoncent à qui veut les entendre la préparation d’une loi « contre le séparatisme » visant clairement certaines formes de la pratique de l’Islam. Il n’en aura pas fallu davantage pour que se déclenche, dans le monde arabo-musulman, du Maroc au Bangladesh, une vague anti-française avec manifs et menaces de boycott. Les boute-feu genre Erdogan qui agitent les foules et leurs relais ici et là dans le monde islamo-numérique diffusent un message simple: puisque Macron n’interdit pas les dessins de Charlie Hebdo, c’est qu’il les cautionne et donc qu’il encourage l’irrespect vis-à-vis du prophète de l’Islam; par ailleurs en France les musulmans sont « opprimés », cf. le projet de loi sur le « séparatisme » . C’est pour répondre à cette vague de « French-bashing » que Macron s’est fendu d’interviews ici et là, notamment sur Al Jazzeera et, donc, le NYT et le FT. Expliquant aux uns et aux autres qu’il n’apprécie pas forcément la production de Charlie Hebdo mais qu’en démocratie la presse est libre, et tentant de clarifier la notion de « laïcité à la française ». Est-il dans son rôle en se livrant à cette laborieuse campagne d’explication? On peut en discuter… Personnellement, pour ce qui est de la défense de la liberté d’expression (le « séparatisme » c’est autre chose), même si j’y vois encore cette propension de Macron à privilégier la « com' », je ne trouve pas grand-chose à redire au fait qu’un chef d’état s’exprime sur les principes du pays qu’il dirige.
Et puis surtout… Surtout il y a le fait que ce plaidoyer pour la liberté d’expression fait suite à l’assassinat sanglant d’un professeur qui, précisément, voulait faire réfléchir ses élèves à cette notion. De cela, les « French-bashers » ne pipent mot, bien sûr, tout occupés qu’ils sont à exprimer le fait que Charlie Hebdo les gratte et, du coup, également, ce pays où Charlie Hebdo existe. Et ils furent des dizaines, voire des centaines de milliers à hurler leur colère vis-à-vis de la France, de Rabat à Gaza et d’Alger à Dacca. A ces foules panurgiennes, et surtout à ceux et celles qui les soutiennent sur les réseaux sociaux, avec un « Respect Muhammad » entourant leurs têtes d’offensé.e.s sur Facebook, je ferai les remarques suivantes:
- Pour commencer, si j’étais musulman, je me sentirais davantage offensé par quiconque égorge un enseignant inoffensif au nom de ma foi (ou « comprend » l’égorgeur) que par les idées qu’a défendu l’égorgé
- Ensuite je crois savoir que le concept d’Umma, de communauté des croyants, est une notion centrale dans la foi musulmane. Le sentiment renforcé d’appartenance à cette communauté est d’ailleurs, m’a-t’on dit, une des motivations pour la pratique du ramadan: « ce que je vis, des centaines de millions d’autres êtres humains le vivent au même moment ». Si, comme chez les chrétiens ou les juifs avec leurs fois respectives, la pratique de l’Islam pour un musulman donné ne se traduit pas nécessairement par de l’empathie pour l’ensemble du genre humain, à tout le moins peut-on s’attendre à une solidarité minimale avec ses coreligionnaires
- Or il est un pays où les musulmans sont vraiment persécutés en tant que tels, où on les parque dans des camps de concentration, où il est dit qu’on stérilise leurs femmes, où on acculture leurs enfants, bref où le pouvoir en place cherche tout simplement à les éradiquer en tant que croyants voire en tant qu’individus. Ce pays, c’est la République Populaire de Chine qui, après les Tibétains, entend « régler le problème Ouïghour »
- A ce jour, on n’a pas vu de foules en colère bruler des drapeaux chinois, assiéger les ambassades de RPC et exiger un boycott des produis chinois, on n’a pas cru comprendre que Xi Jinping devait s’expliquer en toute transparence sur la façon dont le régime politique qu’il dirige traite le fait religieux

Dès lors, si la notion d’Umma a un sens, il va falloir qu’on m’explique pourquoi la persécution des Ouïghours semble ne déclencher que des haussements d’épaules chez les musulmans du reste du monde. A tout le moins, pourquoi cette persécution paraît avoir moins d’importance pour les « bons musulmans » auto-proclamés que la publication de dessins qu’ils ne verront jamais, dans un hebdomadaire qu’ils ne connaissent pas, et dans un pays où ils ne foutront jamais les pieds. A moins qu’on ne me dise qu’une marque d’irrespect à l’égard d’un homme ayant vécu il y a quatorze siècles est moralement plus condamnable qu’un quasi-génocide qui se déroule de nos jours, que pour un musulman la « réputation » de Mahomet serait plus importante que la vie de n’importe quel.le de ses disciples à quelque moment de l’Histoire que ce soit: il n’est pas impossible qu’on me fasse cette objection, mais outre qu’il ne faudrait pas chercher à simultanément me convaincre des vertus humanistes de l’Islam, je n’en croirais pas un mot…
Car à mes yeux la vérité de ce « deux poids, deux mesures » dans la juste-colère-des-foules-musulmanes se trouve plutôt du côté des motivations de ceux qui agitent ces foules: s’en prendre à la deuxième puissance mondiale, qui investit sans compter d’un bout à l’autre du monde arabo-musulman, c’est pas bon pour le business. Alors qu’avec la France et son fameux passé colonial, hein, pas grand-chose à perdre. Donc les Ouïghours, qu’ils crèvent la gueule ouverte et la langue pendante, tous musulmans qu’ils fussent. Et haro sur la France et son président. La République Populaire de Chine n’est pas dirigée par des Blancs, et surtout elle n’a pas de passé colonial. Elle a juste un présent et un futur qui consistent à s’accaparer à bon prix les ressources en hydrocarbures, minières ou halieutiques de tous ces pays dont on peut, moyennant quelques efforts comme construire la « plus grande mosquée d’Afrique » (Alger), obtenir les bonnes grâces des élites politiques et économiques. Mais tout ça n’a rien à voir avec du colonialisme, bien sûr.
Alors non, Macron-le-Père-Pendiculaire ce n’est pas et ça ne sera jamais ma tasse de thé. Mais pour une fois, sur cette affaire, je suggère gentiment à ceux qui le critiquent d’aller se faire estimer chez les Grecs (ou les Turcs, s’ils préfèrent).
Ciao, belli