Comme beaucoup, j’ai poussé un grand « ouf » de soulagement à l’annonce par AP, CNN et le New York Times, de la victoire de Joe Biden en Pennsylvanie et donc à l’élection présidentielle américaine. Car une victoire de Joe Biden c’est d’abord, surtout – et peut-être seulement? – une défaite de Donald Trump. A l’heure où j’écris ces lignes, tout n’est pas encore joué, le milliardaire a sorti son chéquier et lâché une armée d’avocats qui vont chercher à faire valoir des fraudes et/ou des irrégularités, en Pennsylvanie et ailleurs. Mais tout porte à croire que ces requêtes ne vont déboucher sur rien de concret, les dossiers desdits avocats n’ayant pas davantage d’épaisseur que leur conscience.
Exit Trump, donc, hosanna au plus haut des cieux, on a vu des foules danser, pleurer de joie sur tous nos écrans à New York, à Washington, tandis que de part et d’autre de l’Atlantique de nombreux éditorialistes se félicitaient de ce « sursaut ». Car Donald Trump, on ne va pas se mentir, cochait à peu près toutes les cases de la version cauchemardesque d’un dirigeant élu en démocratie: conflits d’intérêts, arrogance doublée d’une ignorance crasse, mensonges démagogiques, communication irresponsable, incapacité à coopérer avec qui que ce soit, versatilité… Mais surtout oui, surtout, un comportement délibérément irrespectueux des usages des gens de pouvoir. C’est ce qui sous-tend un éditorial récent de Dov Alfon dans le quotidien « Libération »: ce qu’on peut attendre de ce changement de leadership, écrit-il en substance, c’est, plus que toute autre chose, un retour de la décence dans la façon dont les Etats-Unis s’adressent au reste du monde. Trump c’est le sale gosse malpoli et violent que l’enseignant finit par faire virer, au grand soulagement des autres élèves. C’est le bruyant bouffeur de pop-corn expulsé de la salle de cinéma, l’oncle trop bourré qu’on évacue du mariage, la mouche dans le lait miraculeusement disparue. Car ce que le monde compte de démocraties libérales a eu bien du souci avec cet inattendu « leader du monde libre ». Et ce principalement du fait que, volens nolens, la victoire du « soft power » états-unien étant considérée comme acquise au sein de ces démocraties, le fonctionnement du pouvoir de Washington est supposé avoir un minimum d’exemplarité. Ne serait-ce que pour en revendiquer une parenté idéologique, par contraste avec le Parti-Etat chinois ou les « démocratures » en Russie et en Turquie. Mais une telle parenté est tout simplement inenvisageable avec un énergumène comme Trump, véritable épouvantail. Dès lors l’élection de Joe Biden sonne comme une « restauration », la fin d’une parenthèse durant laquelle aurait triomphé une sorte d’aberration maléfique.

Soulagement, donc, sentiment que j’ai pu moi-même partager, comme signalé plus haut… Seulement voilà: balancer le thermomètre à la poubelle n’a jamais fait disparaître la fièvre et on n’en a certainement pas fini avec le « Trumpisme« . A commencer bien sûr aux Etats-Unis, où ce sinistre clown a recueilli plus de 71 millions de suffrages, soit un peu moins de 48% des voix. Une paille. Mais aussi dans les autres démocraties libérales, qui sont loin d’être à l’abri d’un avatar de « l’improbable » vainqueur de l’élection de 2016. Bien sûr le paysage politique américain a ses spécificités comme la bipolarisation, le contrôle du parti républicain par les évangélistes, le scrutin indirect ou le poids de l’argent dans les campagnes électorales, qui ont rendu une présidence Trump possible. Cela étant, deux évolutions affectent l’ensemble des démocraties libérales:
- D’une part le basculement d’une partie substantielle de l’électorat dans un rejet viscéral tout à la fois: des formes de l’exercice démocratique lui-même – l’élection, la représentation, l’alternance; des modes opératoires de cet exercice – le débat et/ou la recherche du consensus; du système de valeurs plus ou moins implicite qui sous-tend cet exercice – tolérance, refus de la violence, inclusion, unité au delà des différences
- D’autre part, on assiste à une paradoxale combinaison d’hyper-individualisation et de « clusterisation » – géographique (centres urbains Vs périphéries), culturelle (religions, origines, affinités idéologiques ou d’opinion) – des citoyens/électeurs, sous l’effet combiné de l’accroissement des inégalités et de l’essor des réseaux sociaux
Poule ou oeuf, dissidence d’une partie de l’électorat et fragmentation/regroupement des individus sont des phénomènes concomitants qui se nourrissent l’un l’autre. Et face à ces phénomènes, les forces politiques en place sont aujourd’hui incapables d’apporter des réponses et de « re-faire société », ne serait-ce que parce qu’elles font bien souvent davantage partie du problème que de la solution – a minima aux yeux des « dissidents », c’est bien là le problème. A cet égard, l’appel incantatoire d’un Joe Biden à « l’unité » ou les gesticulations d’un Emmanuel Macron sur le « séparatisme » (aussi limitée qu’en soit la définition dans l’esprit du chef de l’Etat français) sont davantage des signes de désarroi voire de panique que des annonces de « retours à la normale ».
Car ce n’est pas parce que Trump a mordu la poussière électoralement, d’une part, et qu’aucun équivalent du milliardaire New Yorkais n’a pu encore surgir dans le reste de l' »Occident », d’autre part, que le « Trumpisme » a disparu du paysage. Tant les causes profondes de son émergence – on citera principalement: la résignation béate des élites et décideurs politiques aux conséquences sociales et environnementales d’une mondialisation en roue libre, les persistantes nostalgies de la ségrégation par là-bas, de la colonisation par ici, la fracturation thématique et « identitaire » de la pensée politique de gauche – ont une belle espérance de vie.
Le leadership du « monde libre » a changé de visage et de style, sans aucun doute, et on ne saurait s’en plaindre. Mais si rien d’autre ne change, il s’agira au mieux d’un sursis. Car repeindre la façade d’une vieille baraque ne saurait en réparer les fissures.
See you, guys