« Lorsque le gréviste montre la colère, l’imbécile regarde le gréviste » (Proverbe français du XXIème siècle)
De Gaulle a son aéroport, Mitterrand sa bibliothèque, Pompidou et Chirac leurs musées respectifs. A date, le président Macron laisse à la postérité des autocars dont il a libéralisé la circulation et que, par commodité, on a pris l’habitude de désigner par son patronyme. Booster le transport routier en pleine crise climatique, en voilà une idée qu’elle était bonne, elle ne pouvait surgir que d’un cerveau brillant comme celui du fringant jeune Ministre des Finances d’alors – étoile montante d’une « gauche de gouvernement » par ailleurs agonisante. Macron en « roi de la route », une image qui prend tout son sens à la lumière de l’actualité la plus récente:
« Le roi de la route » était le titre d’une chanson des VRP, un groupe de rock français joyeusement foutraque, sur un album sorti en 1989 (« Remords et tristes pets »). Le personnage central de cette chanson était un beauf au volant de sa voiture sur une route nationale, obsédé par l’idée de dépasser toutes les bagnoles se trouvant devant lui, et se retrouvant du coup régulièrement sur la voie opposée… « Ça va passer, ça va passer, ça va passer » se répétait-il.
La réforme du sytème des retraites en France a été décrétée « grande affaire du quinquennat ». D’ailleurs le candidat Macron l’avait annoncée durant sa campagne électorale en 2017. De là, ses partisans argumentent qu’au nom de la démocratie, nul ne saurait contester la démarche engagée par le gouvernement: le corps électoral aurait a priori validé l’idée donc circulez, y a rien à voir, le peuple a choisi.
Sauf que bon, le diable est dans les détails. Et au terme de dix-huit mois de consultations, personne n’y voit encore très clair sur la réforme en question, à commencer par les membres du gouvernement qui se prennent tour à tour les pieds dans le tapis lorsqu’ils ou elles sont sommé.e.s de fournir des explications. Il est établi désormais que le projet comportera un « âge-pivot », idée dont le président lui-même, qui avait soi-disant tout bien mis sur la table dès la campagne de 2017, ne voulait pas entendre parler il y a encore quelques semaines. Quant aux détails eux-mêmes (comme la valeur des fameux « points » et sa gestion/définition à long-terme), on les renvoie aux « discussions entre partenaires sociaux ». Qui ne se parlent plus ou presque, ce qui par la suite donnera une bonne excuse aux gouvernants pour décider tous seuls – ils ont l’habitude, eux qui ne parlent que de « concertation » mais qui, plus de deux ans après être arrivés aux manettes, n’ont pas encore réalisé que le verbe correspondant à ce mot n’est pas transitif, contrairement, par exemple, au verbe « enfumer ». Ce qu’on sait, en revanche, c’est qu’on entend mettre un terme aux « régimes spéciaux ». Enfin, pas à tous, aux dernières nouvelles: les flics, les militaires, les ministres, les parlementaires et sans aucun doute le président lui-même ne sont pas concernés. En ligne de mire, bien sûr, encore et toujours, la SNCF et la RATP.
Les salariés de la SNCF et de la RATP, vilains-pas-beaux de service, capables il est vrai en un tournemain de transformer les grandes agglomérations françaises en chaos humains et de faire profondément chier des millions de personnes. Jeunes, vieux, salariés ou chômeurs, usagers soudain devenus piétons, dans le froid et la pluie. On ne manquera pas de micro-trottoiriser tous ces gens réduits à se lever avant l’aube pour rejoindre un emploi qui, à eux, n’est pas garanti. Et, bien sûr, on relèvera « l’injustice » qui frappe lesdits salariés/usagers en regard des « privilèges » dont bénéficient ces agents du service public… « Incurables feignasses bolchévisées, que je te mettrais tout ça à la porte, moi, façon Reagan avec les contrôleurs aériens, non mais y en a marre », air connu pour peu qu’on prête attentivement l’oreille au discours implicite des tenants des « réformes nécessaires », aussi policés et auréolés d’un parcours « de gauche » fussent-ils. Et il est vrai que les régimes de retraite RATP et SNCF, généreux en regard de ce dont bénéficient en moyenne les salariés « normaux » sont structurellement déficitaires et doivent être systématiquement renfloués par l’Etat, c’est-à-dire le contribuable (qui par ailleurs se trouve contraint de se remettre au vélo ou de perdre des journées de boulot à cause de la grève des bénéficiaires de ces régimes spéciaux). De là à parler « d’injustice » qu’une « universalisation » (moins les flics etc…) viendrait réparer, il n’y a qu’un pas que les gouvernants français, président en tête, ont franchi avec allégresse.
Oui mais voilà: de même qu’on ne grimpe pas aux arbres lorsqu’on a le cul merdeux, on n’invoque pas la « justice » lorsqu’on a inauguré son quinquennat en consacrant les deniers de l’Etat à alléger la fiscalité des très riches. De Gaulle a dit un jour: « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromage? ». On pourrait se demander, d’une part, s’il est possible d’uniformiser d’un coup, d’un seul, un système de retraites qui compte pas moins de 42 régimes spéciaux. Et, d’autre part, si une telle uniformisation est souhaitable – il semble que ça ne soit pas le cas s’il s’agit des forces de l’ordre – car ce n’est pas parce qu’un dispositif date de l’après-guerre qu’il a nécessairement perdu de sa pertinence. Par ailleurs, tant qu’il existera des inégalités flagrantes en termes d’espérance de vie en bonne santé, la notion d’ « universalité » est au mieux une foutaise, au pire une provocation. Enfin, l’obsession de l’équilibre de tous les régimes de retraite est peut-être louable sur le papier, mais elle se heurte à deux contradictions:
- Les recettes des régimes de la fonction publique en général sont plombées par le gel, ces dernières années, de la masse salariale des fonctionnaires, au nom de « l’efficacité de l’Etat » (voir à cet égard le dernier rapport du Conseil d’Orientation des Retraites)
- Les fameux allègements de charges réclamés – et obtenus, au fil des années – par le patronat au nom de « l’emploi » finissent également par réduire les ressources des régimes de retraite
Last but not least, le mantra anxiogène sur le « déséquilibre croissant » est une vue de l’esprit: en pourcentage du PIB, quel que soit le scénario, le poids des dépenses de retraites est stable (cf également la dernière analyse du C.O.R.) à l’horizon 2025, au moins.
Au final, ce projet de réforme – pas clair, à date, répétons-le – n’est rien d’autre que la réalisation brouillonne, teintée d’amateurisme et de mépris, d’un agenda néo-libéral, où on part du principe que la générosité d’un système, par comparaison avec celui en vigueur chez les voisins européens, est quelque chose dont il faut faire table rase. Au nom, s’il le faut, d’une « harmonisation européenne » dont, curieusement, il n’est pas fait grand cas, en France ou ailleurs, lorsqu’il s’agit de fiscalité ou de droits sociaux. Au passage, comme naguère Thatcher avec les mineurs gallois et British Rail, on entend casser une bonne fois pour toutes les bastions de la CGT, singulièrement dans les transports publics: on déclare ouvertement la guerre à leurs « régimes spéciaux », en se disant que les inévitables nuisances que provoqueront leurs blocages passeront aux yeux des autres salariés pour des actions J.P.F.C. (juste pour faire chier) visant à préserver des avantages acquis, dont on espère qu’on les percevra comme indus. Alors on fonce. « Ça va passer, ça va passer, ça va passer »
Seulement on oublie, au passage, que cette fureur réformiste se déploie dans un contexte d’exaspération, disons, peut-être pas du corps social tout entier, mais à tout le moins de sa partie qui, somme toute, ne trouve pas plus scandaleux que l’argent de l’Etat soit utilisé pour équilibrer les régimes de retraite des fonctionnaires qu’à abonder la « bottom line » des entreprises du CAC 40 (C.I.C.E. et consorts). Ce qui fait pas mal de monde, et certainement davantage que les syndiqués CGT ou UNSA des transports publics. En d’autres termes, il y a un ras-le-bol assez massif des saignées ordonnées par les docteurs Purgon du néo-libéralisme, de ces prescriptions qui, encore et encore, visent la fraction moyenne-basse de la société: Macron et ses prédécesseurs ont usé les patiences, à force d’à force. Et leur appel implicite à un sursaut de « l’opinion » face aux « privilégiés » de la fonction publique tombe à plat. Cerise sur le gâteau: le chef d’orchestre que Macron s’était choisi pour mettre en musique sa « réforme nécessaire », Jean-Paul Delevoye, a fini par plier les gaules suite à des « omissions » en cascade d’occupations plus ou moins compatibles avec son rôle de membre du gouvernement. Oups. Alors oui, les grévistes des transports publics font vraiment chier. Mais ce ne sont pas eux qui ont commencé.
La chanson des VRP « Le roi de la route » se termine à l’hôpital, où le chauffard, qui répétait « ça va passer, ça va passer, ça va passer », se lamente: « j’vais y passer, j’vais y passer, j’vais y passer ».
Un de mes anciens supérieurs au boulot, un Américain, alors que je m’enferrais dans une argumentation un peu foireuse sur je ne sais plus quelle question de recherche marketing, me dit: « When you’re in a hole, stop digging ». Ça m’a calmé, direct. Pas sûr qu’il se trouve qui que ce soit pour faire comprendre à Macron qu’il ferait bien de lâcher sa petite pelle. Quelqu’un qu’il puisse entendre, je veux dire.
See you, guys