A l’évidence, comme on dit, « y a pas photo ». D’un côté, un président américain dont la vulgarité et l’inculture les plus crasses le disputent à un cynisme électoraliste de dimensions pyramidales, flanqué d’un sultan ottoman au petit pied en mal de légitimité populaire, de l’autre un peuple Kurde qui a donné son sang pour mettre fin à l’abomination barbare de « l’Etat Islamique ». Un peuple qui donne à voir son armée sous la forme de rayonnantes jeunes femmes en battle-dress, une icônographie qu’on ne peut s’empêcher de comparer à la tête d’abruti de Trump et à la face de carême d’Erdogan. Alors lorsque le premier laisse le champ libre au second pour qu’il puisse faire rendre gorge à ces guerrières, une grande partie de l’opinion s’indigne de par le monde – moi le premier.
Car ce lâchage en règle par les Américains de leurs allié.e.s les plus efficaces dans la guerre livrée à Daech est doublement scandaleux:
- D’une part il se présente comme un concentré, un résumé de la désinvolture cynique dont peuvent faire preuve les puissances, occidentales ou autres, qui pratiquent le mensonge et la trahison sans vergogne aucune. Qu’on se souvienne des instructions données par Staline pour éliminer anarchistes et POUMistes durant la guerre d’Espagne, puis la liquidation des « éliminateurs » une fois ceux-ci rendus à Moscou, qu’on se souvienne de l’abandon des combattants Polonais non-communistes par les anglo-américains en 1945, qu’on se souvienne des harkis algériens négligemment laissés derrière elle par la France, à portée du FLN. Qu’on se souvienne bien sûr, des Kurdes, déjà, encouragés à se soulever contre Saddam Hussein lors de la première guerre du Golfe puis, oups, abandonnés à la fureur sanguinaire du dictateur irakien. Pour ne prendre que quelques exemples.
- D’autre part, et surtout, il s’exerce à l’encontre de gens qui ont combattu avec succès l’organisation la plus violente qui ait jamais été engendrée par le chaos levantin – chaos, soit dit en passant, auquel les Américains et leurs alliés ont largement contribué, s’ils ne l’ont pas créé: un pseudo-« califat » vecteur d’une idéologie mortifère capable de semer la désolation bien au-delà de sa géographie, de Paris à Orlando, de Bruxelles à Ouagadougou, de Londres à Kaboul. Alors quand on laisse bombarder ces Kurdes qui ont débarrassé le monde de cet « Etat », a fortiori par un pouvoir politique régional dont les liens avec la galaxie islamiste radicale sont pour le moins ambigus, on atteint des sommets dans la dégueulasserie.
Ajoutons, pour parfaire le scandale, le fait que les combats à Raqqa, à Mossoul virent s’affronter une force politico-militaire où les femmes jouent un rôle de premier plan et des fanatiques ayant pour projet central de réduire celles-ci à l’état de pondeuses ou de putains. Qu’on laisse se faire liquider sans lever le petit doigt ces « Unités de Protection du Peuple » Kurde, dont l’idéologie égalitariste est à tout le moins unique dans cette partie du monde, en dit long sur la profondeur et la sincérité du combat soi-disant « civilisationnel » mené là-bas par les occidentaux.
Cela étant dit, il y a dans cette indignation-même, « chez nous, occidentaux », quelque chose de faux, et de profondément hypocrite. Passons sur la focalisation de notre regard sur ces belles amazones exhibant leurs AK-47 Kalashnikov: les « Unités de Protection du Peuple » comptent également, à n’en pas douter, de nombreux combattants poilus, barbus et probablement machos comme pas deux, nettement moins glamour, pour le coup. Donc personne ne saurait être dupe de l’aspect « propagande » de cette mise en avant des femmes combattantes, même si elles sont une réalité. Mais c’est de bonne guerre, c’est le cas de le dire.
Quelque chose de faux et d’hypocrite dans notre indignation, donc, et ce d’où qu’on parlât. Car cette indignation a deux visages, l’un, disons, plutôt « de droite, martial », l’autre plutôt « de gauche, humanitaire », pour simplifier. L’indignation « de droite » voit en premier lieu dans ces forces kurdes des alliés qu’on ne saurait trahir, en second des victimes de la brutalité des grandes puissances, pour celle « de gauche » c’est l’inverse. Dialectique du « sens de l’honneur » et du « sens de l’humain », au final intimement mêlés chez tous les « indignés ».
Prenons tout d’abord ce point de vue que, par commodité, on a appelé « de droite »: haro sur la féroce Turquie, donc, qui vient, jusque dans les bras (desserrés) des Américains, égorger les filles et compagnes en treillis camouflés. Ah bon. Mais ces « indignés »-là, on le sait, poussèrent un grand « ouf » de soulagement lorsque ladite Turquie s’engagea à garder chez elle quelques 3,5 millions de réfugiés Syriens en route vers l’Union Européenne. Alors de deux choses l’une: soit on se confronte à la Turquie et on assume l’immigration potentielle desdits réfugiés – Erdogan a menacé l’Europe d’ouvrir ses frontières occidentales et on ne saurait prendre cette menace à la légère, soit on trouve confortable de déléguer à la « Sublime Porte » l’arrêt du flot de réfugiés, auquel cas il est un peu culotté de lui dénier le droit de se mêler des affaires syriennes, fût-ce dans le cadre d’une atavique obsession nationaliste.
Prenons ensuite le point de vue « de gauche », qui met en avant le très injuste drame humanitaire, la violence que vont à n’en pas douter subir les Kurdes, civils comme militaires. Mais à cette heure, les Kurdes n’ont besoin ni de compassion, ni de pitié. Ils ont besoin, comme lorsqu’ils et elles mirent à bas Daech, d’un appui aérien et éventuellement du renfort, au sol, de forces spéciales. A défaut, ils ont besoin d’armes, de munitions. Bref, ils ont besoin de moyens pour se défendre, d’une aide militaire, directe ou indirecte. Car les guerrières kurdes ne font pas que poser pour les photo-reporters occidentaux. Elles tuent, aussi. Seulement voilà: les belles consciences européennes « humanitaristes » ont volontiers laissé l’Oncle Sam assurer pour l’essentiel ce soutien militaire. Que l’Amérique, par l’incurie d’un Trump, se lave les mains de la géopolitique régionale, et c’est le vide: car d’une Défense européenne sérieuse, la gauche européenne ne veut pas, elle ne veut pas « ajouter la guerre à la guerre ». Et même sans parler d’une telle utopie (une Europe de La Défense qu’il conviendrait par ailleurs de mettre en branle au bénéfice des Kurdes – pas une mince affaire): qui, parmi les indignés « de gauche », appellerait sans hésiter à des livraisons d’armes? Notre solidarité « humanitaire », elle leur fait une belle jambe, aux Kurdes, en ces temps d’offensive des troupes d’Erdogan.
Dans un cas, comme dans l’autre, il y a ce refus hypocrite de voir les réalités en face: d’une part la réalité d’humains chassés par la guerre, dont on ne saurait contenir les foules aux portes de l’Europe en s’appuyant sur un satrape mégalomane – c’est l’assurance de perdre son honneur, nous y sommes déjà; d’autre part la réalité d’un rapport de forces où mettre la priorité sur les bons sentiments et le pacifisme ne mènent nulle part – c’est l’assurance d’un désastre humain encore plus grand, nous y viendrons très bientôt.
« Martiale » ou « humanitaire », cette hypocrisie nous fait mal aux Kurdes, nous, Européens. Une mauvaise conscience obsédante. Mais nous n’en mourrons pas, contrairement à eux.
A bientôt
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