D’aucuns fantasment sur l’hypothèse d’une guerre civile en France et/ou en Europe, qui verrait s’affronter musulmans jihadistes et milices armées d’extrême-droite. L’idée d’une telle parousie, tandis qu’elle alimente la paranoïa de quelques allumés, stimule comme un aiguillon la réflexion d’autres citoyens – plus nombreux a priori… quoique – sur ce à quoi peut bien ressembler une société qui soit à certains égards multi-culturelle et, nonobstant, tienne la route (le mantra un peu bisounours du « vivre-ensemble »).
Mais personne, à ma connaissance, n’avait imaginé que la présence de l’Islam en France provoquerait un affrontement d’une autre nature: celui qui, ces dernières semaines, voit s’écharper à coup de tribunes péremptoires et de petites phrases sur-médiatisées, une bonne partie de la gauche. Avec, pour acmé, la gué-guerre « Charlie Hebdo »-« Médiapart » déclenchée par l’affaire Tariq Ramadan, le premier soupçonnant chez le second une forme de complaisance à l’égard de l’intellectuel musulman désormais voué aux gémonies – participant à une « brutalisation du débat public » (selon Denis Lacorne, Directeur de Recherche à Sciences Po, dans « Le Monde » du 25/11). Le conflit traverse également les rangs de « La France Insoumise », dont une députée, Danièle Obono, se voit sommée par certains des partisans de Jean-Luc Mélenchon de se défendre de ses accointances avec une Houria Bouteldja du « Parti des Indigènes de la République », qui place l’appartenance à l’Islam au coeur des discriminations vécues par les populations d’origine immigrée (les « indigènes »). « Laïques » universalistes et indifférenciants contre tenants d’une « identité musulmane » qui serait discriminée tout autant que – ou, plus exactement, de façon « intersectionelle » avec – les identités culturelle et/ou de couleur de peau et/ou de genre, donc. Dans ce tohu-bohu on a également pu percevoir la flatulence d’un Manuel Valls évoquant « le problème de l’Islam en France ».
Très français, bien sûr, ce genre de confrontation binaire. Très française, aussi, cette injonction – à gauche, tout au moins – à « choisir ton camp, camarade ». Alors, sur la « question musulmane », métaphoriquement, plutôt « Charlie » ou plutôt « Médiapart »? Attention, qui est avec l’un est forcément contre l’autre, l’idée même d’une voie tierce est tout simplement inenvisageable. Il en va de la qualité du spectacle, l’aspérité des tribunes, des « tweets », des « posts » et des « petites phrases » est essentielle à la bonne marche du business médiatique. Tout cela serait somme toute distrayant, n’était la nature du sujet.
On avait ressenti les prémisses de ce débat il y a quelques années, lorsqu’on s’avisa qu’une candidate du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA, avatar de la section française de la IVème Internationale – trotskiste) aux élections régionales de 2010 portait le hijab (voir ici-même): une bonne partie de la gauche s’étrangla de rage, brandir le drapeau rouge ne peut s’envisager que dans l’athéisme, comment se réclamer d’un combat qui se veut émancipateur alors qu’on affiche visiblement une forme d' »aliénation »? Entretemps, il y a eu le fameux – et si mal compris – dessin de Cabu à la une de « Charlie » et, par suite, une certaine tendance de l’hebdomadaire à se « positionner » en bouffeur d’imams (cf « Charlie does surf », sur ces pages). Et puis, bien sûr, l’ignoble attentat de 2015 contre le journal. A partir de là – avec, bien sûr, toujours en tête le 11 septembre – s’est renforcée, notamment à gauche, une hypersensibilité à tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à un début de commencement de complaisance à l’égard des islamistes, comme par exemple chez Caroline Fourest. En parallèle une autre gauche, au nom d’une « convergence des luttes » et d’une « intersectionnalité des discriminations », a développé un discours antiraciste s’accommodant fort bien de revendications islamistes – d’où des convergences avec un Tariq Ramadan. Le bruit médiatique du moment, c’est celui d’un clash frontal entre ces deux trajectoires.
Alors, camarade, « Charlie » ou « Médiapart »? Allez vous faire foutre, pour ce qui me concerne, ce « débat » m’indiffère. Non parce que ses enjeux seraient négligeables, bien au contraire…
- Mais justement d’abord parce que le champ qu’il prétend couvrir – la place de l’Islam et des musulmans dans une société sécularisée et qui entend majoritairement le rester – mérite davantage de profondeur, de nuances que les éructations des uns et des autres. Notons au passage que là où nous en sommes aujourd’hui, il ne s’agit même plus de la « question musulmane »: l’enjeu, ce sont les attitudes supposées et l’idéologie « latente » de l’adversaire, en portant une attention inquisitoriale à son passé – le fameux « d’où parles-tu, camarade? »
- Ensuite parce que je n’entends pas contribuer au plan de carrière de personnes qui, de part et d’autre, font profession de la « question musulmane »: les uns/les unes pour se poser en vigies intransigeantes de la laïcité, des droits des femmes, scrutant l’antisémitisme derrière la moindre critique du sionisme, les autres s’auto-proclamant porte-parole de nouveaux « damnés de la Terre » dont l’altérité ne saurait être que définitive (« Mektoub », c’est écrit). Et tout ce beau monde de s’invectiver – jusqu’à atteindre « antisémites! » ou « islamophobes! », nouveaux points Godwin du débat public en France.
- Enfin et surtout parce que, d’un côté comme de l’autre, on part du principe que les musulmans présents en France et en Europe constituent une masse indifférenciée, manipulable, marchant d’un seul pas aux injonctions des uns ou des autres. Une masse qu’il convient soit d’arracher aux griffes de l’obscurantisme, soit de « conscientiser » dans la perspective d’une lutte « décoloniale ». A aucun moment on n’envisage d’avoir affaire à des individus avec une histoire particulière, un libre-arbitre et, partant, un regard qui leur soit propre.
Du coup, plein le cul, de la « question musulmane ». Commencer par désigner les pratiques religieuses de millions de personnes comme un « problème », c’est s’assurer qu’il en devienne un, affirmer à cor et à cri une « identité musulmane » qui ne saurait rien concéder à la société qui l’entoure, c’est ouvrir la voie des discriminations: il y a de la prophétie auto-réalisatrice dans cette gué-guerre d’intellectuels. Si l’Islam est un « problème » pour quelqu’un comme monsieur Manuel Valls, qu’il nous explique ce qu’il a foutu au sein puis à la tête d’un gouvernement qui a passé son temps à lécher les babouches des monarques du Golfe Persique – sponsors, en Europe et ailleurs, des associations musulmanes les plus rétrogrades et promoteurs du wahhabisme, matrice du jihadisme armé. Si la société française est si cruellement « post-coloniale » que ça, les « indigènes » et leurs soutiens devraient nous expliquer pourquoi les forces de police d’un « état raciste » ne se sont pas encore avisées d’interrompre les prières de rue à coups de pompes dans le train. Quant à la question du terrorisme islamiste, elle relève des politiques de sécurité intérieure et extérieure, pas de la surveillance obsessionnelle des pratiques et appartenances religieuses – pour autant qu’elles s’inscrivent dans le cadre de la loi.
Au final, tout ce bruit autour de la « question musulmane » n’est qu’un symptôme supplémentaire de la leucémie qui frappe la gauche française: incapable d’inventer et de faire gagner un projet social du XXIème siècle, elle se rabat sur le « sociétal ». Et se fabrique des débats sur la question de savoir si une femme adulte portant un hijab est émancipée ou pas. Ça l’occupe. Mais à ce rythme, on n’est pas sortis des ronces.
A bientôt,
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