Au lendemain de l’attaque terroriste de Barcelone, l’une mes relations Facebook au Maroc a publié le placard suivant:
« Post » exemplaire, qui renvoie au coeur même de la « pensée » des adeptes des « théories du complot »: d’une part poser des questions auxquelles on sait à l’avance qu’on n’obtiendra pas de réponse, d’autre part postuler que les malheurs du monde sont nécessairement le fait de marionnettistes très puissants. Placard exemplaire, par ailleurs, car révélateur du mode de fonctionnement des « conspirationnistes »: questionner ad nauseam, « toujours et encore ».
Sur le fond: l’histoire, c’est qu’il y a forcément « autre chose » que ce que les médias veulent bien nous dire.
Notons que la personne qui a publié ce « post » est cultivée, informée, bien loin d’un Lumpenproletariat illettré et intellectuellement manipulable: ne nous y trompons pas, les fans au premier degré de la fameuse chanson de Jacques Dutronc « On nous cache tout, on nous dit rien » (1966) sont loin de tous être des imbéciles: c’est sans doute l’un des aspects les plus remarquables de l’explosion de la vague complotiste surgie à la faveur de la révolution numérique.
Même si elle s’appuie, partout et en toutes circonstances, sur l’immédiateté et la puissance de diffusion d’Internet, cette épidémie du questionnement tous azimuths des « vérités officielles » ne se nourrit pas des mêmes faiblesses selon les lieux de propagation. Dans le monde arabo-musulman, de Rabat à Beyrouth en passant par Istanbul, le phénomène trouve sa source dans une Histoire contemporaine plus que mouvementée, de la colonisation franco-britannique à l’invasion de l’Irak en passant par l’effondrement de l’empire ottoman et l’impuissance militaire et diplomatique face à Israël: une Histoire faite bien souvent d’humiliations et de désillusions. Aux Etats-Unis et en Europe, le succès du « complotisme » se développe à la faveur d’une crise de confiance envers les « élites » affectant quasi-simultanément les politiques et les médias, nourrie par une mondialisation dont les bienfaits ne semblent apparaître qu’à quelques-uns – les « élites », justement – tandis que le plus grand nombre subit désindustrialisation, chômage de masse et précarisation. Notons que le complotisme peut dès lors rencontrer un terreau favorable chez certains individus se trouvant appartenir en même temps à ces deux aires historico-culturelles.
Cela étant posé, on se doit de relever un certain nombre de constantes…
… Dans le discours complotiste lui-même:
- Tout événement néfaste – guerre, attaque terroriste, crise économique ou écologique, pandémie… – trouve son origine dans l’action concertée d’un certain nombre d’individus ou d’entités qu’il conviendrait de désigner, nous y reviendrons
- Les institutions émettrices des discours dominants (pouvoirs politiques, médias) sont nécessairement sous l’influence desdits individus ou entités
- Il n’y a aucune place pour le hasard dans l’Histoire, grande ou petite
- Les individus ordinaires, seuls ou collectivement, n’ont aucune agencéité, c’est-à-dire de capacité à influencer significativement le monde qui les entoure
… Dans dans son déploiement: toujours questionner, ne jamais affirmer. Exemple: « la preuve est faite » selon les complotistes que les Twin Towers de Manhattan étaient bourrées d’explosifs, qu’elles n’auraient jamais pu s’effondrer autrement, Internet regorge de ces « faits ». Et on se demande « encore et toujours » pourquoi. Mais personne ne se risquera à écrire noir sur blanc que, par exemple, une équipe du FBI ou de la CIA s’est occupée de piéger le Word Trade Center tandis qu’une autre manipulait Mohammed Atta et son équipe à Francfort pour qu’ils organisent le piratage des avions de ligne. Le tout, évidemment, dans le secret le plus absolu et en parfaite coordination. Et dans le but d’envoyer des GI’s en Afghanistan et en Irak afin de favoriser le complexe militaro-industriel américain, etc…
… Dans son contenu final: les individus ou entités qui se sont mis autour d’une table pour convenir comment semer la mort et la misère sont inévitablement liés au monde de la Finance, du Grand Capital, de préférence américains, surtout pas russes. Et sont, plus souvent qu’à leur tour, Juifs ou associés à la judéité. Exemple: une autre de mes relations Facebook, un Français Mélenchoniste, cette fois, fustige à longueur de « posts » le gouvernement Macron, « derrière lequel il y a Goldman Sachs et Rotschild ». Pas BNP Paribas ou la Société Générale, pourtant leaders mondiaux des produits financiers dérivés et plutôt en cour à l’Elysée et à Matignon, bien avant Macron. Non, Goldman Sachs et Rotschild. Au Maghreb ou au Machrek, on prendrait moins de gants et on parlerait de « Finance Juive ».
C’est précisément la conjonction de ces constantes qui fait du complotisme, d’où qu’il vienne, une formidable insulte à l’intelligence. Non qu’il faille systématiquement prendre pour argent comptant les affirmations des médias, et encore moins des gouvernants. Ni oublier que de puissants intérêts économiques chercheront toujours à influencer le pouvoir politique – au Caire tout autant qu’à Washington, Paris, Moscou, Alger, Beyrouth, Berlin ou Rabat (donc pas nécessairement juifs, loin s’en faut). Ni tenir pour inexistante l’influence de la droite et de l’extrême-droite israéliennes sur la politique étrangère américaine et, partant, de certains de ses alliés. Ni, enfin, ne pas reconnaître les failles de la démocratie représentative.
Mais construire d’implicites « vérités alternatives » en agrégeant les faits qui précèdent à propos de tout et n’ importe quoi relève, tout simplement, de l’obscurantisme religieux. Une religion bien singulière qui, à la « divine Providence » des chrétiens ou au « Insh’Allah » des musulmans substitue – ou ajoute, selon les cas – une volonté de puissance bien humaine, forcément intouchable, forcément secrète. Mais que des gros malins ont percée à jour et entendent expliquer à leurs contemporains. Comme une troisième Révélation. Exonérant au passage – comme c’est pratique, comme c’est rassurant – un grand nombre d’individus, d’entités, de leurs responsabilités dans les malheurs du monde par leurs interactions aléatoires et leur libre-arbitre, citons en vrac: intellectuels, consommateurs, bigots, groupes de pression divers et variés, téléspectateurs, gens de pouvoir, guerriers, idéologues, électeurs, affairistes, sous toutes les latitudes et de toutes les époques. Niant la formidable imprévisibilité de l’Histoire, de l’humain.
A cet obscurantisme, à ces simplifications stupides, à ce « revival » numérisé des idéologies des années 30 je préférerai toujours la conscience lucide du chaos et du hasard, l’acceptation de la complexité du monde et de la multi-causalité de ses convulsions. « Ca fait p’t’être mal au bide, mais c’est bon pour la gueule », comme disait Renaud.
A bientôt,
Pingback: #BalanceTariq | Helvetia Atao!
Pingback: Covid-19: Complotisme à tous les Etages | Helvetia Atao!